mercredi 31 janvier 2007

Ruines-de-Rome

Je ne pouvais passer sous silence le deuxième roman de Pierre Senges, dont j'ai tant aimé le dernier opus. Voici mon commentaire de naguère, quelque peu actualisé :

Pierre SENGES, Ruines-de-Rome, Verticales, Paris, 2002, repris en Points n° 1260

Entré sur le théâtre des lettres à la fin du siècle dernier avec les 499 paragraphes de Veuves au maquillage, Pierre SENGES nous fait découvrir, avec ce deuxième roman, par la pratique de l’oxymore et d’une ample métaphore, une jouissance du texte assez rare en ces temps où les ouvrages encombrent, et janvier est un mois lourd pour les marchands, les étals des libraires comme les établissements de malbouffe nos cités. On me pardonnera derechef une digression, mais il m’est toujours pénible d’y trouver tant de produits d’élevage, et qui squattent les listes des meilleures ventes, alors que le roman dont il est question aujourd’hui n’est guère disponible que sur commande. Mais Stendhal aussi se savait mal vendu et comptait sur la postérité : longue carrière, donc, à ce jeune auteur, et patience.

Foin de tout cela, revenons à l’objet de cet entretien.

Un employé du cadastre, fonctionnaire discipliné et discret, lisant la bible de l’oméga vers l’alpha – première inversion romanesque –, décide de provoquer, il y mettra le temps qu’il faudra, une apocalypse verte. Avec le temps, mais dès maintenant.

« Depuis ce jour j’envisage ma Fin des Temps – la fin de la ville – sous l’aspect de broussailles, de ronces et de jardins. C’est sous l’aspect d’un cultivateur du dimanche que j’appliquerai à la lettre si possible, les ordonnances de saint Jean de Patmos, ou celles de ses prédécesseurs. »

Il se fera, délaissant l’exactitude minutieuse des plans, jardinier adventice et, le geste large de la demoiselle de chez Larousse, sèmera à tous vents, les graines dans la ville, la nomenclature botanique dans le roman. Fondamental oxymore : ce jardinier, quidam comme tout un chacun – encore que très méthodique et dans la loi, bon citoyen en somme – , s’appliquera à cultiver la mauvaise herbe et veillera non à domestiquer la nature, mais à y susciter le désordre.

« L’arsenal du jardinier (si je me résous à nommer ainsi mon herbier, ma botanique, si j’accepte de confondre une fois de plus apocalypse et mutinerie) sera ainsi constitué d’espèces étrangères l’une à l’autre, tout comme l’armement des modernes va du parapluie nucléaire à la bille de chevrotine; par souci de diversité, sa campagne eschatologique saura recruter une légion particulière qui s’énumère ainsi : Reine de Mai, Gloire de Nantes, Suzan, Hilde, Santa Anna, Armanda, Blonde de Paris, Ondine, Laura, Fluvia et la Blonde Paresseuse. Troupe d’Amazones ? de femmes virago ? prostituées repenties se servant du fouet autrement que pour la bagatelle ? légion de onze mille vierges défilant pour le quatorze juillet ? obscurs agents ? artificières infiltrant le monde forain ? ou caravelles d’une invincible armada ? Non : tous ces noms désignent des laitues, simples laitues (simples mais miennes), malicieuses laitues, qui n’attendent que la première pluie pour monter. »

Vous aurez compris que j’ai beaucoup aimé ce funeste jardin. Et suis reconnaissant à son auteur pour son style si bien cultivé, tout parsemé qu’il est de parenthèses et de tirets – ces grands négligés de la phrase contemporaine. Moi qui n’ai pas le pouce vert, je me méfierai encore plus de ces vieilles dames qui, de grand matin, s’activent à fleurir les espaces verts entourant mon building.

Là où j’ai moins suivi l’auteur, c’est sur le chemin des sentiments; ceux que son jardinier, parfait misanthrope – attention ! la perfection n’est pas de ce monde, comme chacun sait – éprouve pour son anonyme voisine de palier, aventure vécue, platoniquement, par boutures interposées. Mais la greffe ne prend pas, cet amour reste en germe. Un peu comme si, obsédé par le lexique comme le temple khmer est envahi par les frangipaniers, et tout à son application à réaliser son cataclysme botanique et romanesque, l’auteur avait oublié, pour écrire, ses sentiments dans le porte-parapluie.

Du beau travail littéraire, en somme, cher Pierre SENGES, mais, à l’inverse de ton jardin de fin du monde, bien prude et discipliné (le travail ne doit pas, en dépit de l’étymologie, constituer une entrave). Comme elle est contenue la violence qui sourd dans tes paragraphes si bien construits, et thanatos et éros mis sous le boisseau. Loin de moi l’idée de donner dans le freudisme de hall de gare, mais ne laisse pas ta phrase contenir ton émotion : il faut bien que tout ça vive, que diantre, avant que de périr.

Cette réserve n’a en rien entamé mon plaisir de lire un très bon roman fantastique (une qualité très XIXe siècle) et surtout d’apprécier un auteur, lui le Grenoblois qui connaît l’écriture (ce n’est pas si fréquent) et qui a un regard sur le monde, qui ne s’arrête pas à l’exploration de ses plis et replis ombilicaux.

En conclusion, j’espère vous avoir convaincu de vous abandonner au doux jardinier adventice..

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