lundi 28 novembre 2011

« Je ne suis pas pareil aux autres »


André GIDE, Si le grain ne meurt in Souvenirs et voyages, Gallimard - Bibliothèque de la Pléiade n° 473, édition présentée, établie et annotée par Pierre Masson, avec la collaboration de Daniel Durosay et Martine Sagaert. Paris 2001 (250/1468 pages) -- et aussi en édition de poche.

Lire GIDE en 2011, qui le fait encore ? Que reste-t-il du Nobel de littérature en 1947 dont on disait qu'il était le « contemporain capital » ? Si son œuvre fut mise à l'Index en 1952 c'est maintenant lui qui se retrouverait aux enfers en raison de sa pédérastie. L'Algérie ne lui aura pas réservé que des découvertes touristiques, et j'imagine bien les cris offensés des nouvelles dames de Très Grande Vertu, s'il fallait que telle des ses œuvres, dont la présente, soient publiées aujourd'hui.

Paru en 1924, ce récit autobiographique couvre une vingtaine d'années de la vie de l'écrivain depuis sa petite jusqu'à ses fiançailles avec sa cousine Madeleine (Emmanuèle dans le livre) en 1895.

C'est avec beaucoup de plaisir que je retrouve le style de GIDE -- j'entame aujourd'hui le chapitre VI --, ma dernière fréquentation de celui-ci remontant à Paludes, que j'avais commenté, du temps de ma gloire radiophonique, pour marquer, à ma façon, le cinquantième anniversaire de sa mort; que l'on pourra trouver un peu vieilli avec ses passés simples et concordances des temps, mais d'une grande clarté, d'autant plus que pour l'auteur « mon récit n'a raison d'être que véridique. »
Portrait par Henry Bataille

Et sa douloureuse vérité, GIDE nous la dévoile dès la première page : la découverte du plaisir. Franchise, mais pudeur aussi, on n'est pas dans les excès de l'auto-fiction fin XXe...
« Je revois aussi une assez grande table, celle de la salle à manger sans doute, recouverte d'un tapis bas tombant; au-dessous de quoi je me glissais avec le fils de la concierge, un bambin de mon âge qui venait parfois me retrouver.
"Qu'est-ce que vous fabriquez la-dessous ? criait ma bonne.
-- Rien. Nous jouons." Et l'on agitait bruyamment quelques jouets qu'on avait emportés pour la frime. En vérité nous nous amusions autrement : l'un près de l'autre, mais non l'un avec l'autre pourtant, nous avions ce que j'ai su plus tard qu'on appelait "de mauvaises habitudes".
Qui de nous deux en avait instruit l'autre ? et de qui le premier les tenait-il ? Je ne sais. Il faut bien admettre qu'un enfant parfois à nouveau les invente. Pour moi je ne puis d ire si quelqu'un m'enseigna ou comment je découvris le plaisir; mais, aussi loin que ma mémoire remonte en arrière, il est là. »
Elle reviendront ces « mauvaises habitudes » tout le long de son enfance, le faisant même chasser de l'école. Quelques années plus tard, l'auteur connaîtra une véritable crise d'angoisse et s'écriera : « Je ne suis pas pareil aux autres. »

Le récit intéressera aussi pour son côté étude des us et coutumes : on y voit comment vit un certain milieu : la bourgeoisie protestante : les relations entre parents et enfants, avec les domestiques, l'éducation, les liens de sociabilité.

Témoin un passage du chapitre V qui m'a fait sourire. Après la mort de son mari, la mère de GIDE décide de déménager dans un appartement moins vaste; volent à son aide parentes et amies qui lui proposent tel quartier et rue « bien », mais, transigeant à regret sur l'étage, insistent sur l'absolue nécessité que l'immeuble fût doté d'une porte cochère.
« "Ce n'est pas une question de commodité, mais de décence."
Puis, voyant que ma mère se taisait, elle [ma tante Claire] reprenait, plus doucement, mais d'une manière plus pressante :
"Tu te le dois; tu le dois à ton fils."
Puis, très vite et comme par-dessus le marché :
"D'ailleurs, c'est bien simple, si tu n'as pas de porte-cochère, je peux te nommer d'avance ceux qui renonceront à te voir."
Et elle énumérait aussitôt de quoi faire frémir ma mère. Mais celle-ci regardait sa soeur, souriait alors d'un air un peu triste et disait :
"Et toi, Claire, tu refuserais aussi de venir ?"
Sur quoi ma tante reprenait sa broderie en pinçant les lèvres. »
Transposant en ce début du XXIe siècle, on songera aux équivalents des portes-cochères... Pour moi, je me souviens de la commotion que provoqua dans ma famille, à un certain dîner de Noël, le convive qui, inconscient de sa témérité, dit qu'il préférait la viande de la cuisse à celle de l'aile, provoquant ainsi un nerveux ballet entre la salle à manger et la cuisine où l'on se précipita en foule, nous laissant lui et moi à peu près seuls à table, et interdits, pour lui faire réchauffer à la minute un peu de brun de viande; chez nous le dindon n'avait que des ailes, et j'avais oublié -- ou négligé -- de l'en informer, le regard noir de ma sœur me poursuivit pour le reste de la soirée.

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