mardi 27 mars 2012

Dany-Robert DUFOUR, L'individu qui vient ... après le libéralisme. Denoël, Paris, octobre 2011 (388 pages).

Voici un essai dont la lecture m'a permis de mieux comprendre certains aspects des grands enjeux économiques de l'heure. À la jonction de la philosophie et de l'économie, il dresse un bilan, assez sombre il est vrai, du monde occidental et de ce qu'on pourrait appeler la civilisation ultra-libérale. À la différence de beaucoup d'autres essais qui, à première vue, semblent de la même eau, critiquant mondialisation et globalisation, mais dont l'analyse demeure trop souvent superficielle, il n'hésite pas à recourir à l'histoire pour cerner la notion de postmodernité.

La richesse de l'ouvrage fait qu'il m'est difficile d'en résumer l'articulation dans l'espace assez restreint des articles de ce blog, aussi vous recommanderai-je d'écouter, en guise d'introduction, l'émission Les nouveaux chemins de la connaissance au cours de laquelle Dany-Robert Dufour s'entretient avec Philippe Petit. Ne vous méprenez pas, la lecture n'est pas ardue, facilitée par une structure très bien définie ainsi que par un style clair et direct. Ce n'est certes pas dans les gazettes que vous trouverez une pensée qui s'attaque si clairement à la doxa du « tout à l'économie », à la resucée des antiennes quasi-incantatoires sur le déficit, la dette, la réduction des dépenses publiques et l'obsolescence de l'État dit providence et au célèbre slogan « There's no alternative » hérité de Margaret Thatcher. Ni altermondialiste, ni néo-réac, il critique autant la droite que la gauche et, ce qui est rare -- et audacieux -- pour un ouvrage de philosophie se penche, une fois le bilan dressé, sur un « que faire ? » en vue de réaliser son « projet humaniste visant à produire un individu enfin réalisé comme personnalité apte au gouvernement de soi, soucieux de l'autre et conscient de sa place relative dans l'univers. Bref, un individu enfin sympathique. »

Car telle est sa thèse de départ : nous ne vivons pas une époque individualiste pour la simple et bonne raison que l'individu n'a encore jamais existé (je précise que l'étude vise essentiellement le monde occidental, encore que, par l'effet de la mondialisation, celui-ci est parvenu à influencer sinon affecter les autres mondes -- Orient, Asie et Afrique notamment). Car il faut se garder de confondre l'individualisme avec l'égoïsme grégaire caractéristique de notre époque que nous devons au self love d'Adam Smith et au libéralisme. Et pas plus d'individu dans les deux totalitarismes du siècle dernier : « dissous dans les foules acclamant le Duce ou le Führer ou ... prié de se taire en attendant les lendemains enchantés promis par le bolchevisme. »

Un mot sur la postmodernité : apparue au tournant des années 1980, elle serait en quelque sorte le fruit d'une guerre de religion inédite entre d'une part « l'ancien régime du Père avec ses commandements répressifs » né de la fusion -- ceci peut sembler paradoxal, mais suivez l'auteur -- entre les deux grands récits fondateurs que sont le Monothéisme et le Logos -- en un mot la pensée héritée des Grecs, notamment de Platon (chacun sait qu'il faut se méfier de leurs présents...) et, d'autre part, « le nouveau régime du Fils avec ses injonctions à la jouissance par le Marché. Au passage, l'auteur insiste sur une distinction que bien peu font : les Lumières du XVIIIe siècle sont double, voire opposées : d'un côté les allemandes (Aufklärung), de l'autre les anglaises (Enlightment) -- avec deux frères ennemis, Kant et Smith. L'auteur dessine comment la « nouvelle religion du Marché » est, sur plusieurs siècles, à renverser les deux récits, en en pervertissant parfois le discours, et a réussi a s'imposer comme la seule et vraie religion : voilà où nous en sommes.

Cette analyse historique posée, l'auteur se penchera sur l'évolution et les caractéristiques de la religion du Divin marché, ce qui constitue le corps de son essai, avant d'en arriver, au delà de son « Que faire ? » à une annexe où sont formulées « Trente mesures d'urgence pour créer le milieu offrant à chacun quelques chances de se réaliser comme individu ». En cours de route, on trouvera la majorité des grands penseurs libéraux ou proto-libéraux des siècles derniers, côté libéralisme, Pascal, Nicole, Bayle, Mandeville et Smith, mais aussi, on s'en étonnera, le marquis de Sade...

Voilà une esquisse bien sommaire de ce très riche -- et enrichissant -- essai de Dany-Robert Dufour. J'espère seulement qu'elle aura réussi à piquer votre curiosité et à passer à l'acte; tombant dans le cliché, je dirais que l'effort de le lire sera récompensé par l'éclairage qu'il apporte sur notre monde. Les sceptiques de la religion ont leurs auteurs, athées ou agnostiques, voici que ceux du Divin Marché disposent maintenant d'un ouvrage de référence pour nourrir leur pensée.


Présentation :
« Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle...
» Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. Une fois déjà, lors de la Renaissance, la civilisation occidentale a su se dépasser en mobilisant ses deux grands récits fondateurs : le monothéisme venu de Jérusalem et le Logos et la raison philosophique venus d'Athènes. Pour sortir de la crise, il convient aujourd'hui de reprendre cet élan humaniste. Ce qui implique de dépoussiérer, réactualiser et laïciser ces grands récits.
» L'auteur propose donc de faire advenir un individu qui, rejetant les comportements grégaires sans pour autant adopter une attitude égoïste, deviendrait enfin "sympathique" c'est-à-dire libre et ouvert à l'autre. Une utopie de plus ? Plutôt une façon souhaitable mais aussi réalisable, face à la crise actuelle, de se diriger vers une nouvelle Renaissance, qui tiendrait les promesses oubliées de la première. »


Page de l'émission Vers une renaissance de l'humanisme in Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture, 4 novembre 2011.

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