vendredi 13 juillet 2012

Mon tour du « Monde »

Éric FOTTORINO, Mon tour du « Monde », Gallimard, Paris, mars 2012 (542 pages). Également disponible sous format ePub.

Petit pavé que ce récit autobiographique de l'ancien directeur du Monde Éric Fottorino (septième titulaire du poste; rappelons que le journal a été fondé en 1944 par Hubert Beuve-Méry). Petit, en effet, si on le compare avec les 1095 pages de La France de la Restauration -- L'impossible retour au passé qui accompagneront ma semaine les pieds dans l'eau du lac Massawipi; j'ai décidé de me lancer dans un cycle Révolution française que, logiquement, je commencerai par la fin...

Le Monde, donc, vu par Fottorino dans un récit autobiographique, genre que je ne prise guère d'habitude, mais, lecteur assez régulier du quotidien -- et fidèle du supplément du vendredi Le Monde des Livres, je m'intéresse à son histoire, d'autant plus que je n'avais pas vraiment compris le pronunciamiento qui, il y a un peu plus d'un an, a entraîné la chute directeur. Autobiographique, certes, mais journalistique, si je puis dire, rien de pipole en conséquence, et peu de détails personnels sur l'auteur, hors le projecteur de sa carrière.

Période intéressante qu'aura vécue Fottorino, tant comme journaliste que comme directeur : une époque de ruptures, de transitions. La fin de l'illusion d'une presse indépendante sur le plan économique (sinon, on le sait trop bien dans nos contrées, sur le plan éditorial), les crises économiques à répétition, l'irruption très rapide d'Internet, l'évolution des habitudes de lecture qui en découlent, tout cela est fort bien narré et, par analogie, on saisit bien comment les grands journaux d'ici, comme La Presse ou Le Devoir ont dû faire pour survivre à une évolution semblable : s'adapter ou disparaître. Car la presse est devenue une industrie, un enjeu économique et financier. Pour ne pas dire politique... Il suffit de lire les deux chapitres (intitulés Scènes de château -- elles se passent à l'Élysée) sur les relations entre l'auteur et le président Nicolas Sarkozy -- quel portrait saisissant d'un homme si vulgaire, si suffisant, dont voici un exemple, où le président s'ouvre, devant un petit comité de sommités intellectuelles, qu'il cherchait à séduire, de ses projets d'avenir :
« Manifestement il y avait réfléchi, et la musique n'était pas celle d'un second mandant : "Avec Carla on ne veut que du bonheur tranquille, dans une belle maison puisqu'on a les moyens. Je suis président. Mon prochain statut sera ancien président, et celui-là durera très longtemps. Alors je ferai comme Bill (comprendre : Clinton) ou comme Tony (comprendre : Blair) : je ferai des conférences et là, je me bourrerai!"

»Il est inutile de décomposer cet instant qui nous laissa tous si pantois que deux mois plus tard [...], la haute silhouette d'Olivier Nora se rapprocha de moi pour me demander dans un souffle si nous avions bien entendu ce que nous avions entendu. Mais reprenons. "...et là, je me bourrerai" : ce n'était pas une familiarité du président signifiant qu'il descendrait des grands crus avec sa belle Italienne. Non, il s'agissait de s'en mettre plein les poches, et s'il était question pour lui de se bourrer, c'était d'argent, disons de fric, de pognon, pour rester dans la note. »
On a les puissants qu'on mérite, pourrait-on soupirer... Mais la cour sera toujours la cour !

Un des rares moments où l'homme perce sous le journaliste, quand, pendant qu'il affronte une des nombreuses crises qui secouent le journal, survient le suicide son père :
« ...je réalisai que chaque lettre du mot crier était contenue dans le verbe écrire. Ce fut une révélation : écrire c'était crier en silence, sans bruit, pleurer de l'intérieur comme pleurent les grottes et, si je m'épanchai sur le papier [l'écriture d'un roman sur son père] pour assourdir la déflagration qui m'avait atteint, je n'en montrai rien...»
Certes, Fottorino, n'est pas Saint-Simon, mais son livre a été rédigé en moins d'un an après les faits, mais il sait très bien faire vivre à son lecteur le bonheur du métier de journaliste, mais aussi les affres du pouvoir, car un journal est aussi un lieu de pouvoir, une arène où si le sang ne coule plus comme autrefois, on meurt fût-ce métaphoriquement.

Petit reproche toutefois, s'il détaille les mécanismes de son ascension à la direction du journal, il passe très vite sur les circonstances de son éviction; il nous faudra attendre le travail à venir d'un historien. Quoiqu'il en soit, on sent, sous la plume de Fottorino, l'amertume non pas de l'échec, mais de ne pas voir reconnu l'effort qu'il a fourni pour sauver Le Monde de la faillite, ni l'ampleur du défi. Mais, il n'a pas su être un Rastignac, plutôt un Rubempré... Pour trouver un Rastignac dans la presse française, il faut regarder du côté de Franz Olivier Gisbert, l'actuel directeur du Point, que vous découvrirez dans le très bel article de Marion van Renterghem (du Monde Magazine) -- voir le lien ci-dessous.

Ultime citation, que je destine à mes amis du monde de la presse :
« ...je mesurai alors combien les journalistes – dont j'étais – ignoraient ceux à qui, au final, leur travail était destiné. Je retiens la leçon : un lecteur était incapable de savoir quel journal il voulait, mais il avait toujours raison. »

Journaliste ne suis, chers lecteurs, mais c'est vous qui avez raison !

Franz Olivier Gisbert : le journaliste sans foi ni loi

Présentation de l'éditeur :
« Longtemps j'ai rêvé du Monde. J'y serais entré même à genoux ! Depuis mon premier article, paru en 1981 -- j'étais encore étudiant -- jusqu'à mon départ, en février 2011, près de trente années se sont écoulées.
» Je me souviens de tout. La rue des Italiens, les séances de Bourse au palais Brongniart, mes premiers reportages. Je revois les affamés d’Éthiopie, le visage de Mandela, la trogne de Noriega. Je revois les kolkhozes d'Ukraine, le marché aux grains de Chicago, les élégantes du Viet Nam. J'entends la voix de Jacques Benveniste, qui croyait à la mémoire de l'eau, Jane Birkin parlant de Gainsbourg, tant de silhouettes, tant de reportages. Le journalisme fut mon pain de tous les jours. Je suivis d'un cœur léger ses mots d'ordre : voyager, rencontrer, raconter. Puis recommencer.
» Élu directeur, j'ai plongé dans l'aventure collective. Il a fallu garder confiance quand les dettes s'accumulaient, et que le Net ébranlait la galaxie Gutenberg. Il a fallu réinventer ce journal dans l'urgence et la douleur, sans gros moyens, avec la foi du charbonnier. Il a fallu aussi approcher le pouvoir et le tenir à distance. La mer était souvent agitée.
» J'ai tout revu, tout revécu. J'ai tout aimé ou presque, sachant avec Cioran qu'il faut parfois avaler l'amer avec le sucré. J'ai quitté Le Monde mais Le Monde ne m'a pas quitté. »

Aucun commentaire: